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Libéralisation et concurrence : deux choses liées mais différentes

Notre époque actuelle se caractérise par un haut degré communicationnel encouragé par les réseaux sociaux et l’instantanéité des analyses.

Libéralisation et concurrence : deux choses liées mais différentes

C’est ainsi qu’il est courant de voir se mélanger, dans la politique ferroviaire, concurrence et libéralisation. Or si ces deux termes sont liés, on ne parle pas forcément de la même chose.

Quelle définition pour le service public ?

Il est souvent remarquable de constater que certaines causes sont défendues avec des arguments qui évitent de parler du vrai sujet. L’enjeu est de distraire le public avec des arguments « plus parlants » afin de masquer le fond des choses, parfois difficilement défendable. On le sait, la rhétorique cherche plutôt à persuader en orientant la perception, souvent en esquivant les contradictions apparentes dans le débat (1)​. Ainsi en est-il de la définition du monopole et du service public, qui fait parfois l’objet de nombreuses gesticulations réthoriques.

Si on s’en tient à la théorie, le monopole serait conçu pour garantir une distribution juste et équitable des services essentiels. Un monopole public peut offrir des services plus accessibles, équitables et stables, avec une meilleure capacité à répondre aux besoins de la population, tout en assurant la gestion efficace de ressources stratégiques pour l’intérêt général (2)(3)(4). Toutefois, il doit être bien géré pour éviter les problèmes de bureaucratie, d’inefficacité ou d’absence d’innovation. C’est particulièrement vrai dans les secteurs où l’État joue un rôle majeur, comme l’énergie, les transports ou les services postaux.

Un monopole public peut offrir des services plus accessibles, équitables et stables, avec une meilleure capacité à répondre aux besoins de la population

Parmi les critiques, celle qui estime que le monopole pourrait parfois dériver vers un système où les intérêts corporatistes deviennent prioritaires au détriment, dit-on, de la modernisation ou de l’intérêt général pour les usagers. Or parfois l’intérêt corporatiste (ascenseur social, droits divers, retraites plus tôt,) peut entrer en contradiction avec l’intérêt général, qui est censé guider l’action publique. Une réforme visant à améliorer le service rendu aux citoyens pourrait être perçue comme une menace pour les acquis d’un groupe professionnel au sein de l’administration, conduisant à des résistances internes. C’est la raison pour laquelle le mot « libéralisation » fait parfois siffler les oreilles de certaines corporations. Peut-on en rester au statu quo pour le monde qui vient, avec ses défis climatiques et sociétaux ? L’histoire a déjà montré que non.

Nouveau monde

On l’oublie souvent : les années 70 furent brutales et sulfureuses. Elles marquèrent un tournant dans l’histoire économique et sociale, qui avait vu une croissance économique exceptionnelle et une prospérité sans précédent dans les pays industrialisés. Ces années annoncèrent la transition vers le monde globalisé et post-industriel que nous connaissons aujourd’hui. Et cela ne se fit pas sans mal, notamment aux chemins de fer.

Et de fait, la transition transforma en profondeur les systèmes de régulation socioprofessionnelle et de gestion des ressources humaines du service public, remettant ainsi en question les particularités sociales du service public qui s’étaient affirmées dans la plupart des Etats membres depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale (5).

L’arrivée dès les années 80-90 de ce qu’on appela le New Public Management (NPM), qui est un ensemble de réformes administratives et de pratiques de gestion empruntées au secteur privé, est une concrétisation de cette transition. Le NPM a généralement été introduit dans le service public non-régalien, c’est-à-dire qui n’est pas liés aux fonctions souveraines de l’État (justice, défense, police, etc.). Elle est aussi venue avec l’arrivée d’un deal : pas d’intervention étatique comme avant mais un budget fermé et des objectifs à satisfaire. Cela n’a pas été sans mal (6)(7)(8).

Le NPM a pu être considéré comme une menace car avec lui, et les nouvelles politiques axées sur la maîtrise des finances publiques, les administrations publiques furent incitées à se concentrer sur les performances et les résultats plutôt qu’aux processus. Le chemin de fer a subi sa révolution NPM : il suffit de comparer les organigrammes avec trente ans d’écart pour s’en rendre compte. Malgré d’immenses protestations, tous les opérateurs historiques d’Europe sont aujourd’hui découpés en départements et/ou filiales plus ou moins indépendantes, à des degrés variés (infrastructure, voyageurs, fret, entretien), un découpage que feu British Rail avait institué dès 1985 et qui a donné des idées aux autres sur le Continent.

Crainte de la nouveauté

De nombreux auteurs ont déjà pondu des livres entiers sur ce phénomène : la nouveauté a souvent raison du conservatisme et provoque parfois de profondes transformations (9). Ainsi la nouveauté, quand elle est adoptée par le grand public, mène à des changements de cap fondamentaux qui peuvent impacter certains métiers du service public. Prenons quelques exemples ferroviaires concrets en guise d’amuse-bouche.

La nouveauté peut impacter certains métiers du service public, voire les faire disparaître

L’arrivée de nouveaux acteurs en télécommunication, souvent des acteurs venus d’ailleurs, a profondément bouleversé le secteur, y compris celui du service public de la Poste dont le courrier physique est remplacé par l’email. Le citoyen a un accès à tout sur un petit écran de 12cm, et peut dorénavant y acheter des billets de train ou payer n’importe quoi, un truc encore inimaginable au début des années 90. Sur ce coup-là, les politiques n’ont pas eu d’autres choix que de suivre, forçant tout le secteur public à emprunter le chemin tortueux de la « transformation ».

D’autres inventions ont provoqué des conséquences plus « darwiniennes ». L’arrivée de gros intégrateurs en distribution de colis (DHL, Fedex, UPS…) a éliminé le Sernam, SNCB-Colis et autres BR Parcels. L’invention banale de la valise à roulettes a éliminé le besoin de porteurs. L’invention de la restauration rapide en gare a éliminé le besoin de vendeurs à quai et – hélas -, de la voiture-restaurant. Les portiques du métro ont fait disparaître les poinçonneurs…

La question est : fallait-il interdire tout cela pour sauver la culture du service public ? L’argument est évidemment absurde, d’autant que le personnel ferroviaire se renouvelle et n’a plus les mêmes idées que ses parents. L’angle d’attaque est alors de s’adapter mais de faire voter des restrictions au niveau européen. Ainsi les opérateurs historiques élaborent un lobbying intense pour encadrer l’expansion des vendeurs de tickets indépendants. La crainte officielle est de voir les tickets nationaux vendus chez Google et d’autres acteurs mondiaux (10). Or on le sait, les datas, c’est l’or noir du XXIème siècle et des entreprises comme Flix, qui est davantage une plateforme technologique, fait forcément peur, au vu des tours de table qui se chiffrent actuellement en centaines de millions d’euros.

De manière plus subtile, un autre angle est d’attaquer un secteur concurrent contre lequel on lutte (à coup de taxes, de régulations et autres artifices), davantage pour des raisons d’idéologie que de pragmatisme. Une ligne suivie par certaines associations militantes (11)…

Libéralisation ou concurrence ?

Ce sont deux choses liées mais différentes. La libéralisation met fin à un monopole et permet l’arrivée d’autres acteurs. Elle a surtout comme atout – ou défaut, c’est selon -, de mettre fin à l’entre-soi qui prévalait jadis, singulièrement entre politiques, industries et service public. Dans le secteur ferroviaire, cette libéralisation s’est déroulée dans deux domaines clés :

Exit l’étroitesse nationale, place à l’aire européenne. Il y a eu dans les années 90-2000 une vaste restructuration de l’industrie, des constructeurs et l’apparition d’une myriade de petites entreprises offrant de nouveaux produits comme par exemple un logiciel de gestion de wagon, des instruments de mesure d’usure des actifs ou carrément la création de locomotives interopérables et vendables dans toute l’Europe (Vectron Siemens, TRAXX Alstom ou EuroDual Stadler, par exemple).

La fin du monopole ferroviaire national. Une théorie voudrait que l’introduction de nouveaux acteurs, soutenus par une industrie produisant des idées nouvelles, mène à booster le trafic et à offrir plus de trains qu’il y en a aujourd’hui, à un coût moindre qu’en monopole. Les tenants du corporatisme rétorquent souvent qu’un monopole aurait parfaitement pu remplir ce type de mission pour autant qu’on lui en donne les moyens. Pas faux, sauf que ces tenants de la chose publique ne donnent aucune garantie que l’argent supplémentaire ne s’évanouisse pas dans des processus peu utiles à la revalorisation du train. Et comme on le devinera aisément, chacun aura « sa » définition de « processus utile »…

Alors bien-sûr, dans ce paysage nouveau, on peut considérer que chaque acteur est le concurrent de l’autre. Il est indispensable de réaffirmer le fait que la concurrence n’est pas une fin en soi mais plutôt la conséquence de la libéralisation. Il y a deux domaines de concurrence :

Celui concernant la fourniture des actifs (voies, trains, câbles, logiciels) ;
Celui concernant la fourniture de services de trains, que ce soit SUR un marché ou POUR un marché.

La concurrence sur la fourniture des actifs fait semble-t-il moins débat, à l’exception des trains eux-mêmes. La grande vitesse, notamment, fait encore l’objet d’une culture très nationaliste, singulièrement franco-allemande. Au-delà de cela, le grand changement est que dorénavant, passé un certain montant, les commandes publiques passent par la case Europe. Le chemin de fer national n’a plus l’obligation de faire tourner l’industrie nationale comme jadis. La concurrence règne chez les fournisseurs, et chaque opérateur est libre de choisir le fournisseur de son choix. Certains fournisseurs sont très spécialisés et presqu’incontournables, comme ce constructeur autrichien bien connu d’engins de chantiers et de maintenance des voies.

Concernant la fourniture de services de trains, c’est autre chose. On touche là au cœur de l’action ferroviaire. La différence majeure comparée à la libéralisation de l’aviation ou du secteur routier tient à l’infrastructure ferroviaire, qui est une indéniable barrière. Ciel et routes n’ont pas à gérer les centaines de critères techniques tels le courant de traction ou les systèmes de sécurité, tous différents d’un pays à l’autre. Cela freine le dynamisme du secteur.

La concurrence sur un marché, là où elle a été installée et là où elle demeure pertinente, a montré des hausses de trafic et des baisses de prix, mais elle ne fut possible aussi qu’avec la prédominance d’un régulateur national, une institution indispensable dans un environnement ouvert. Plusieurs opérateurs sur une même ligne, ce n’est logique que là où il y a de gros flux aériens et/ou autoroutiers que le rail serait susceptible d’accaparer moyennant l’adoption d’une politique non pas centrée sur les processus mais sur le citoyen-voyageur. Et les résultats sur Madrid-Barcelone, Milan-Rome ou Vienne-Salzbourg montrent que cela fonctionne.

La concurrence pour un marché relève du choix accordé aux régions, provinces, Lander concernant l’opérateur de leur service de transport. Il s’agit d’accorder un monopole à un acteur mais sur un temps donné (10-15 ans) et avec une enveloppe fermée (maîtrise des dépenses publiques). Cette politique, qui fait toujours débat, varie grandement d’un pays à l’autre, selon l’acceptation politique de ce choix et la taille nationale. Sur les quatre, trois petits pays disposent de plusieurs opérateurs : Suisse, Pays-Bas, Danemark. La Belgique a inversement opté pour le maintien du monopole intégral. En France, quelques régions ont fait le choix d’un opérateur alternatif quand d’autres s’y sont refusé.

En définitive

La concurrence entre acteurs est une conséquence de la libéralisation du secteur ferroviaire. La libéralisation n’implique pas la disparition des entreprises historiques mais leur adaptation au monde nouveau. Jusqu’ici aucun pays d’Europe, hors Grande-Bretagne, n’a perdu son entreprise historique. Les nouveaux opérateurs sont là en appoint, soit pour manger certaines parts du gâteau, soit en faisant grossir le gâteau lui-même.

Mais il y a encore plus piquant. Libérés de certains carcants, bénéficiant des mêmes droits que n’importe quelle entreprise en Europe, les opérateurs publics s’émancipent et optent, comme la SNCF et Trenitalia, pour une stratégie internationale qui les mène jusqu’en Espagne, par exemple. C’est peut-être une preuve suffisante qui démontre que la politique d’ouverture n’est en définitive pas si mauvaise et profite à tout le monde.

Auteur: Frédéric de Kemmeter

www.mediarail.wordpress.com


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