lerail.com
25
'22
Written on Modified on
MEDIAWORLD
Questionnement à propos de la coopération ferroviaire
Le retrait de la SNCF de la coopération Elipsos avec son voisin Renfe fait ressurgir un sujet qui agite depuis longtemps le milieu ferroviaire, dans une Europe qui promeut un espace unique pour faire circuler ses trains
Comme souvent, il y a lieu de bien distinguer les choses avant de tirer des conclusions.Un peu d’histoire
La coopération ferroviaire date de longtemps, à une époque où le rail constituait une affaire d’État, parfois même un objet militaire. En 1872 était créée la Conférence Européenne des Horaires, dans le but de régler au plan international l’articulation des horaires des trains transfrontaliers.
Cependant, une harmonisation technique devenait nécessaire pour faire circuler les voitures à voyageurs et les wagons de marchandises d’un pays à l’autre. Un accord international appelé « Unité Technique » fut alors créé en 1887. L’administration de cet accord fut reprise en octobre 1922 par l’Union Internationale des Chemins de Fer (UIC), organisme toujours existant de nos jours et qui fête donc ses 100 ans.
Enfin, des accords de douanes et des règlements administratifs complexes (COTIF) sont venus s’ajouter à cette lasagne internationale. Ils sont gérés par l’OTIF, dont le siège social est à Berne, et dont la mission est d’établir des règles juridiques communes pour le transport international ferroviaire de personnes et de marchandises entre ses États membres dont l’aire dépasse celle de l’Union Européenne, puisqu’elle englobe la Suisse, La Norvège, la Russie ou la Turquie, par exemple.
Le principal à retenir est que depuis toujours, les notions de territorialité et d’administration ont largement primé sur l’utopie d’une « Europe du rail ». Il est vrai qu’avant les années 1990, les frontières n’étaient pas ouvertes comme elles le sont actuellement.
La coopération au niveau pratique
Les chemins de fer étant des administrations, les cheminots avaient reçu le qualificatif « d’agent à disposition de l’État », ce qui indique qu’ils n’étaient en théorie pas habilités à travailler en territoire étranger et qu’ils relevaient du droit national.
Il y eut certes – et il y a encore – des exceptions pratiques, mais dans la majorité des cas, le passage d’une frontière à l’autre requiert une montagne de procédures, dont beaucoup incluses dans la COTIF.
Pour créer quelque chose en commun, comme les Trans Europ Express, il fallait passer par la création d’un « groupement » dont la forme juridique rendait la gestion plus difficile qu’il n’y parait. Ces créations étaient des initiatives des chemins de fer, et non des gouvernements. Le déficit de ces initiatives ferroviaires était noyé dans le déficit global de l’opérateur public.
La COTIF contenait une « obligation de transport » par le réseau voisin quand on remettait un train à la frontière, d’où la nécessaire coordination des horaires via la CEH. Cette disposition pouvait entraîner des frais et des déficits chez le voisin. Elle a depuis été supprimée, car contraire au droit européen qui promeut maintenant la facturation et la tenue des comptes aux normes internationales.
Dans la pratique, quand un train sort « de son pays », le réseau voisin prend tout à sa charge, selon les règles de la COTIF. On change la locomotive et le conducteur. Une autre locomotive et un autre « agent conducteur » prennent le relais pour la suite du voyage.
C’était le cas avec la coopération Elipsos entre la SNCF et la Renfe : les conducteurs espagnols ne dépassaient pas Perpignan. Certains devaient attendre plusieurs heures, voire une nuit à l’hôtel, avant de conduire un train de retour. Ou retourner à leur base en taxi…
Le système coopératif a aussi une incidence sur les recettes, la billetterie et la facturation. La coopération ne permet qu’une addition des différents tarifs nationaux, la partie internationale étant partagée. Pour le voyageur, la coopération signifie aussi que s’il possède une carte de réduction dans son pays, elle n’est plus valable sur le réseau voisin car il n’est pas bénéficiaire de la politique sociale du pays voisin.
En résumé, la coopération avait surtout pour but de conserver chacun chez soi ses atouts et ses handicaps. On se contentait de se refiler le matériel roulant avec les normes de l’UIC et la paperasserie de l’OTIF.
Les nouvelles priorités de l’État
Depuis les années 90-2000, les chemins de fer sont entrés dans une troisième époque, marquée par une reprise en main de l’État et une politique axée sur la maîtrise des finances publiques.
Cette maîtrise passait par la contractualisation complète de l’ensemble des services ferroviaires. L’idée n’est plus d’éponger les déficits comme avant, mais au contraire d’encadrer les dépenses et de créer un système incitatif de maîtrise des coûts. Par rapport au XXème siècle, cela signifie un changement des méthodes de production, ce que certains ont un peu vite qualifié de « privatisation ».
C’est à ce stade que l’on a sectorisé le rail. Il est apparu rapidement – aux yeux des économistes -, que l’infrastructure et les trains régionaux demeureraient de facto déficitaires, et que c’était aux États à prendre en charge la couverture de leur déficit, d’une manière ou d’une autre. Voilà pourquoi il était nécessaire de passer par des contrats, de contenir l’envolée des coûts.
Les « autres trains », fret et grande ligne, furent jugés capables d’être rentables, ou presque. L’espoir était que de nouveaux investisseurs amènent des fonds et prennent en charge ces deux secteurs, soulageant de la sorte les finances publiques. C’est là que certains pointent une « casse du service public ». Mais le service public est-il nécessaire partout ? Certains considèrent que de passer un week-end à Prague, Milan ou Barcelone est un caprice de citoyen et ne relève pas d’un besoin essentiel de service public. Hélas, ce caprice passe souvent par l’usage de l’avion…
Quelle solution alors ?
La formule qui consiste à tout maîtriser en exploitant ses trains chez le voisin en solo, avec son propre personnel et matériel roulant, serait-elle finalement la seule viable ? On pourrait le penser. Cette formule n’a pu voir le jour que grâce à des modifications législatives importantes, impliquant l’indépendance de l’infrastructure qui a l’obligation d’accepter « tout le monde », sans discrimination.
Il a fallu près de 20 ans pour y arriver ! Pendant ce temps (perdu ?), ni l’aviation ni l’automobile n’avaient ces problèmes. On ne doit dès lors pas s’étonner que ces deux secteurs aient pris au cours des deux dernières décennies la majorité des parts de marché.
La maîtrise complète de la chaîne de production, c’est ce que fait la SNCF au travers de Thalys et Eurostar, en créant carrément des sociétés à part entière. C’est ce que font aussi le tchèque RegioJet ou Flixtrain. C’est ce que fait Trenitalia en créant, en France, la filiale Trentitalia-France. Le recrutement est laissé à l’appréciation de ces entreprises.
La coopération est-elle morte ?
Pas vraiment. Elle s’est « contractualisée ». Nightjet par exemple, a dû passer contrat avec les NS, la SNCB ou encore la SNCF pour rouler sur ces territoires respectifs. On continue cependant de changer de locomotive en pleine nuit et de conducteur aux frontières. Mais Nightjet gère entièrement « son produit » et sa page web, et maîtrise donc ses coûts en demandant aux partenaires de payer.
La coopération suppose une unité de vue des partenaires. C’est de plus en plus difficile à obtenir. Le Trans Europ Express fut liquidé par ses fondateurs en 1987 parce que le produit était devenu obsolète mais justement aussi parce qu’il n’y avait plus d’unité de vue, alors que trois d’entre eux s’engageaient dans la grande vitesse et promouvaient une vision du train longue distance plus proche des concepts de l’aérien.
Le bureau de design se souvient encore des années de discussions pour concevoir des toilettes adaptées au costume-cravate de la clientèle anglaise sur Eurostar ! La Deutsche Bahn n’aime pas trop les TGV à étage d’Alstom. Suisses et autrichiens exigent qu’on mange dans de la porcelaine à toute heure de la journée. Les Espagnols ont introduit trois classes en 1992, puis les Italiens en ont rajouté une quatrième. La SNCF préfère des trains plus rares, mais mieux remplis ce qui implique la réservation. La Deutsche Bahn préfère des trains cadencés, probablement moins remplis mais sans réservation obligatoire. Les Néerlandais jugent toujours que le Thalys est un produit de luxe français. Trouver le consensus…
Sur le TGV Thalys Bruxelles-Paris, en l’absence de gare frontière, les agents font obligatoirement le trajet de bout en bout. Dans ce cas, la coopération est plus poussée et peut aboutir à créer carrément une société filiale, comme ce fut le cas aussi avec Eurostar. Thalys et Eurostar gèrent la totalité de leur production, y compris le recrutement, le marketing, les ventes, les services IT, la maintenance et les achats. Ces sociétés ne sont plus tenues de se conformer au « patriotisme industriel », et peuvent acheter ou louer leurs nouveaux trains où bon leur semble.
La coopération ferroviaire d’aujourd’hui et de demain, c’est dorénavant une affaire de contrat. À chacun de trouver la formule juridique la mieux adaptée selon le marché visé. Les États, s’ils le veulent, peuvent soutenir financièrement les trains grandes lignes et les trains de nuit sur base de ces contrats, en recherchant un opérateur. C’est ici que l’on mesure les différences culturelles en ce qui concerne la couverture du déficit ferroviaire et la teneur des contrats. Certains pays veulent bien participer au déficit mais sous conditions. L’Allemagne a dit non sans conditions. Chercher le consensus…
Auteur : Frédéric de Kemmeter mediarail.wordpress.com