lerail.com
10
'22
Written on Modified on
MEDIAWORLD
Qui bénéficie réellement de la libéralisation du secteur ferroviaire ?
On peut observer par tous les angles possibles le phénomène de la libéralisation des chemins de fer en Europe, mais la littérature spécialisée semble prioritairement se concentrer sur la notion de concurrence sans toutefois chercher plus en profondeur les vrais motifs qui ont conduit à cette lente et difficile libéralisation du secteur ferroviaire.
De la pure politique, d’abord
La libéralisation des services en Europe est un sujet qui agite depuis longtemps les milieux politiques et les facultés de Sciences-Pô. Divers auteurs voient un tournant dans les années 80-90 avec l’expansion mondiale d’une nouvelle école de pensée qui prônait de replacer l’État dans un rôle plus restrictif, voire minoritaire, dans les affaires publiques. Il s’agissait de démontrer qu’un management plus proche de l’entreprise privée fournirait davantage d’efficacité qu’une administration marinée par la politique.
À l’inverse, cette libéralisation a été vécue comme une menace par une moitié de l’échiquier politique et social car cela remettait en cause 40 années de social-démocratie et de keynésianisme d’après-guerre avec ses acquis sociaux et l’interventionnisme pondéré de l’État (qui hélas conduisit à désinvestir dans le rail…).
Contrairement à ce qui est parfois énoncé, le célèbre économiste Keynesne préconisait pas aux pouvoirs publics de mener une politique économique active en toutes circonstances. Il estimait notamment que les comptes budgétaires devaient être équilibrés sur le long terme (politique des finances publiques). En revanche, il soutenait l’idée d’une intervention conjoncturelle pour stimuler davantage l’investissement.
La littérature sur ce thème ramène souvent aux Trente Glorieuses et a un passé marqué par la reconstruction de l’Europe, du moins jusqu’au début des années 70, lesquelles sifflèrent la fin de cette époque. Or notre époque actuelle diffère fondamentalement des 25 années qui ont suivi la dernière guerre mondiale.
En revanche, certains principes fondamentaux en économie défrichés au XIXème siècle ou dans les années 1920 sont toujours d’actualité.
Besoin d’expansion
Déjà en son temps, Marx avait découvert que le progrès technologique était une des composantes vitales du capitalisme. L’entreprise doit innover, inventer, expérimenter pour survivre, disait-on déjà. Plus tard, Keynes (parlant ici à propos de l’épargne), écrivit que « si l’esprit d’entreprise est vaillant, la richesse s’accumule quelle que soit la tendance de l’épargne ; si l’esprit d’entreprise s’assoupit, la richesse décline quoi que fasse l’épargne » (1).
Ces constats différement datés sont toujours d’actualité. Que ce soit au niveau des opérateurs ou des fournisseurs industriels, rester dans le pré carré national signifiait une lente agonie. Ne plus innover, c’était prendre le risque de se faire dépasser par d’autres, y compris par d’autres transports.
Il s’agissait aussi, pour le capital, de rechercher de nouveaux champs de valorisation en investissant dans des secteurs desquels il était traditionnellement écarté. Le rail en faisait curieusement partie…
Le constat de Marx et Keynes s’applique bien aux opérateurs ferroviaires historiques. La totalité de ces transporteurs sont en mode survie et dépendent entièrement du bon vouloir de la tutelle publique, entendez le Ministère des Finances et… les échéances électorales.
Ce bon vouloir fait l’objet de joutes idéologiques permanentes, entre ceux qui ne regardent que la hauteur de la dette publique (qui risque disent-ils d’écraser les générations futures), et ceux qui proclament au contraire que l’argent « est disponible partout », notamment via l’outil fiscal (ce qui, disent-ils, épargnerait les générations futures). Mais aussi entre la question de savoir si le secteur ferroviaire est un secteur marchand ou non.
Le manque d’argent et la volonté d’expansion a conduit certaines directions ferroviaires (visionnaires ?) à passer les frontières, et aller chercher d’autres sources de revenus. On oublie trop souvent que certains opérateurs étatiques n’étaient pas opposés aux frontières ouvertes, pour autant que cela apporte une plus-value à leurs activités…
Cette expansion, dans le domaine ferroviaire, suppose cependant deux conditions indispensables :
- D’une part du matériel roulant le plus harmonisé possible avec le réseau voisin, du fait de la grande hétérogénéité technique des réseaux ;
- D’autre part l’obtention d’une base légale pour passer les frontières et opérer à l’étranger en solo.
La première condition était partiellement remplie avec les règles techniques de l’UIC puis, plus tard, par du matériel roulant davantage standardisé (locomotives Traxx, Vectron, rames Coradia, Desiro,…).
La seconde condition a été remplie – non sans mal -, par l’adoption des directives européennes dans le droit national, lesquelles autorisent maintenant tout opérateur – quel qu’il soit -, à opérer partout en Europe selon un certain nombre de règles. Si certains ont vu cela comme une menace, d’autres en ont tiré une opportunité.
Les vrais bénéficiaires
Les Nightjets des ÖBB sont un exemple parfait d’adoption de la politique européenne et des principes de base en science-éco : besoins d’expansion et recherche de nouveaux revenus. Les ÖBB ont souvent répété que leurs trains de nuit n’apportaientque 1 ou 2% de passagers, mais… 20% des revenus de la branche. Cette expansion a été techniquement facilitée grâce au matériel roulant estampillé UIC, ce qui a facilité l’expansion hors d’Autriche. Et le patron d’expliquer la stratégie : « Pour une petite compagnie ferroviaire comme ÖBB, c’était une occasion unique de se positionner au niveau international. (…) Nous savions qu’il s’agissait d’une chance unique. C’était maintenant ou jamais [ndlr en 2016] d’être représenté en Europe ».
Revenu de loin, le groupe public italien FS s’est fortement modernisé et a désormais aussi une stratégie d’expansion hors d’Italie, avec des services en France et d’ici peu en Espagne (iryo). Trenitalia est convaincue par son modèle et tient à le faire savoir.
La SNCF a pour stratégie d’occuper le terrain, partout où c’est possible, avec Thalys et Eurostar en Europe du Nord, avec le TGV Lyria pour le marché suisse, et à l’aide d’une filiale en Espagne pour opérer un lot de trafic ouvert à l’appel d’offre. L’Italie suivra très probablement sous peu.
Un petit poucet comme CFL Cargoa grandement bénéficié des frontières ouvertes, avec un terminal de fret à Bettembourg et la création de flux qui raccordent les rivages de la Baltique à ceux de la Méditerranée. Une remarquable volonté d’expansion en faisant « passer les trains au bon endroit, c’est-à-dire via le Luxembourg, lequel encaisse au passage les dividendes de cette politique et se fait un nom sur l’échiquier international ». Exister ou disparaître, la politique européenne a permis la première option…
Et les autres entreprises ferroviaires publiques ? Elles n’ont soit pas les moyens d’une stratégie, soit ont reçu des injonctions de la tutelle « de se concentrer sur l’aire nationale » et d’éviter « de se distraire à l’étranger avec d‘autres activités ». On songe à Abellio (filiale des NS) et à quelques aventures mondiales de DB Cargo…
En dehors du périmètre des opérateurs historiques, vient une série de nouveaux entrants qui ont connu des fortunes diverses.
Et l’industrie ?
Elle rejoint tant Marx que Keynes dans leurs constats respectifs. Elle était fortement demandeuse des frontières ouvertes. En relisant 30 ans d’interviews de CEO des grands constructeurs, une complainte revenait souvent : le stop and go des commandes publiques est une horreur pour les finances de ces firmes. L’industrie ferroviaire demande des carnets remplis en continu, chose impossible à satisfaire quand on n’a qu’un seul client étatique et que le vrai donneur d’ordre est le ministère des Finances…
Des constructeurs qui ont voulu passer de simples exécutants à fournisseurs de solutions. Ils étaient pour cela demandeurs de deux conditions majeures :
D’une part par l’ouverture des frontières au niveau politique et économique ;
D’autre part une facilitation des mouvements financiers permettant le crédit, l’investissement et l’innovation.
La première condition a permis l’expansion pour racheter les plus petites industries, dont certaines étaient en perdition. Des regroupements qui ont permis de créer de l’innovation par la création de stratégies industrielles sous forme de plateformes. Lesquelles permettent de répondre aux offres diverses et d’obtenir des commandes plus régulières car on s’adresse désormais à des opérateurs multiples un peu partout en Europe.
La locomotive Traxx, par exemple, est représentative de cette stratégie internationale puisqu’au départ de deux études séparées, Bombardier rassembla le tout en un seul projet lui permettant d’offrir une machine multi tension vendable dans toute l’Europe. Au début des années 2000, les entreprises historiques ne voyaient pas l’intérêt d’une telle locomotive. Les nouveaux entrants, eux, étaient au contraire demandeurs. Depuis ces années, près de 3.000 machines Traxx ont été vendues dans toute l’Europe.
Un autre grand exemple d’innovation est le train à hydrogène que personne ne demandait. Il s’agit d’une initiative de l’industrie encouragée par la puissance publique (plan hydrogène = subsides), et non des grands opérateurs ferroviaires eux-mêmes qui n’y voient pas grand intérêt. Le train à grande vitesse Frecciarossa est aussi une initiative de Bombardier, via son expérience en Chine, alors qu’à l’origine les italiens n’étaient pas demandeurs de ce type de train. Aujourd’hui ils ne pourraient plus s’en passer…
Même résultat avec par exemple la firme espagnole Talgo, à l’origine tournée vers la seule Renfe. C’est l’une des rares à avoir pu exporter son train articulé en plusieurs lieux du monde. Son dernier train à grande vitesse, appelé « Avril », est la nouvelle pièce maîtresse pour conquérir de nouveaux marchés. Innover pour survivre…
La seconde condition a bénéficié à la fois aux industries et aux nouveaux opérateurs, qui n’avaient rien sous la main pour commencer leurs services. La création de tout un écosystème de firmes de leasing, de contrats incluant la maintenance, d’ateliers de transformation et de crédits pour obtenir du matériel roulant a permis de lancer des services et, pour certaines, de montrer une autre façon de faire du train. Le leasing a intéressé certains opérateurs historiques, puisqu’on trouve la locomotive Traxx susmentionnée à la SNCBou encore chez Fret SNCF…
Le dernier salon InnoTrans de Berlin,avec 2.800 exposants, a clairement démontré ce que signifiait ce que Marx avait découvert : le progrès technologique – l’innovation -, était une des composantes vitales du capitalisme. Et confirme bien ce que Keynes avait perçu : si l’esprit d’entreprise est vaillant, la richesse s’accumule. On peut dire que la visite d’un tel salon ne risque pas de décevoir, tant l’innovation y est présente à chaque m².
Cependant, il semblerait à la lecture de certains observateurs qu’au niveau industriel, des pays s’en sortent mieux que d’autres et bénéficient plus largement de la libéralisation du secteur. Difficile d’en discerner les raisons : serait-ce une question plus large de culture industrielle et/ou d’ouverture sur le monde ?
Quid du personnel ?
La question du personnel renvoie à la certitude assez ancienne que le monde cheminot doit être « quelque chose de différent », qui ne pouvait pas être à la portée de « n’importe quel travailleur ». En toile de fond : l’idée d’un service public protecteur, qui permet l’ascension sociale tout au long d’une carrière ou d’une filière métier.
La libéralisation a été vécue comme une remise en cause de ces singularités. C’est d’autant plus vrai que ce qui est prioritaire, c’est de déterminer combien d’ETP sont nécessaire à la production de tel ou tel service ferroviaire, sachant que quantité ne rime pas forcément avec qualité, les progrès technologiques engendrant parfois moins de besoin en personnel (les cabines de signalisation, par exemple).
Pour donner un ordre de grandeur, en Belgique, 39.000 cheminots sont nécessaires en globalité pour exploiter chaque jour le service de 3.700 trains via 554 gares, assurant 850.000 voyages quotidiens (chiffres 2019). Auxquels il faut rajouter un gros paquet de trains de marchandises.
Quid des voyageurs ?
Les voyageurs ont-ils bénéficié jusqu’ici de la libéralisation ? C’est très variable d’un pays, voire d’une région à l’autre et même d’une ligne à l’autre. Mais au fond que veulent les voyageurs ? Et de quels voyageurs parle-t-on ? Tous les voyageurs ne se ressemblent pas. Certains veulent le confort et la tranquilité, d’autres s’attachent avant tout au prix. Les voyageurs ne s’intéressent pas à la libéralisation mais au service rendu. Tous veulent des trains en nombre, propres, à l’heure et pas chers.
Il y a eu des réouvertures de lignes et parfois, en délégation de service public, des renforcements de dessertes exigés par l’autorité gérante. De manière plus globale, plutôt que de libéralisation, il faut parler de la régionalisation des donneurs d’ordre, où Régions et Länder disposent de plus de latitudes que le national pour décider ce qui est bon pour les usagers locaux. Les besoins de Hambourg ne sont pas ceux de Bavière tout comme ceux des Hauts de France diffèrent de ceux d’Île de France.
Sur le segment des grandes lignes, il y a eu des baisses de prix, comme avec NTV-Italo en Italie ou entre SJ, MTRX et Flixtrain en Suède, ou comme on l’a encore constaté récemment avec l’opérateur Lumo en Grande-Bretagne entre Londres et Édimbourg. En revanche, un important paquet de trains internationaux et de trains de nuit, qu’on ne peut plus payer au niveau national, a disparu de la circulation. La libéralisation a eu son mauvais côté, celui d’un repli des subsides sur une aire strictement nationale.
Le service rendu, c’est aussi la voie et les gares. Il faut bien garder à l’esprit que pour opérer un service de train acceptable, l’état de l’infrastructure est primordiale. Or l’infrastructure est le seul des 4 segments du secteur ferroviaire à ne pas être soumis stricto sensu à la libéralisation, car il s’agit là bien d’une mission essentielle de l’État, et non des opérateurs. L’État est en effet l’unique propriétaire des infrastructures.
Cependant, les gestionnaires d’infrastructure mettent en place des stratégies diverses pour l’entretien de l’infrastructure, avec de nouvelles méthodes de travail. Cela peut impacter les filières métiers dont on parlait plus haut.
En définitive, la question des cheminots et des voyageurs est, comme toute question sociale, largement imprégnée de politique et d’opinions polarisantes, de sorte que cela ne permet pas de brosser un tableau nuancé et objectif sur les gains et les pertes qu’a engendré la libéralisation du rail, là où elle a eu lieu.
Au final
Si le marché a depuis toujours sa dynamique propre, le service public est au contraire le produit du seul volontarisme des pouvoirs publics, explique Yves Salesse.
Qui rappelle aussi que l’étatisme bureaucratique des pays de l’Est a échoué, et que les nationalisations effectuées dans les pays capitalistes ont révélé leurs insuffisances. Il s’agit donc de savoir quelle est la meilleure formule pouvant offrir un service ferroviaire digne de ce nom, sans que cela ne coûte un océan d’argent. Le danger serait qu’avec le train cher, on finisse par se tourner vers d’autres formes de transports.
La diversité des options reste de mise en Europe : les ÖBB ou Trenitalia semblent avoir besoin d’expansion en Europe quand les CFF, en Suisse, ou les NS, aux Pays-Bas, semblent se contenter de leur périmètre national. Des entrepreneurs privés se sont mis à faire du train à leur façon, alors qu’on sait que le secteur ferroviaire n’offre pas des marges plantureuses. Pourquoi se sont-ils lancés, alors ?
Une certitude : le rail est un secteur terriblement gourmand en capital et on ne s’étonnera guère que les grands exploitants aient les reins plus solides pour se lancer plus facilement. Le capital de ces opérateurs provient cependant directement des états mais chaque opérateurs apporte « sa marque » et devient le porte-drapeau national. Le Nightjet, le Frecciarossa ou le Ouigo sont en effet une manière pour l’Autriche, l’Italie et la France de pousser leur industrie nationale. Aucun de ces pays ne s’en plaindra, que du contraire !
Marx croyait fermement que le capitalisme – celui de son époque -, finirait un jour par s’effondrer de lui-même. Il doit être démenti puisque – outre une industrie toujours bien vivante et en éternelle recomposition -, ce sont certains grands opérateurs étatiques, à l’origine pas conçus pour opérer dans un environnement capitaliste, qui profitent le plus de la libéralisation ferroviaire, en propre ou par filiales interposées. Peut-être que Keynes est celui qui avait vu le plus juste ?
(1) Extraits de “The Worldly Philosophers”, Robert L. Heilbroner, 1953
Auteur: Frédéric de Kemmeter mediarail.wordpress.com