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Entreprise séparée, administration ou filiale intégrée : quelle est la bonne formule pour l’infrastructure ferroviaire ?
Après 30 années de législation européenne, les chemins de fer ne semblent toujours pas avoir trouver la formule de gouvernance magique
Une certitude : l’ancien système hyper intégré a largement démontré qu’il n’était pas capable d’enrayer l’hémorragie des trafics ni d’alléger les finances publiques. Que faut-il dès lors choisir ? C’est ce que l’on explique ici.La technicité du chemin de fer demande en effet des compétences particulières et une compréhension de l’univers ferroviaire qui fait défaut dans la fonction publique. Cela est dû à la culture du circuit fermé qui a formaté le chemin de fer depuis des décennies, où on a façonné un corps cheminot expérimenté que personne d’autre « d’extérieur » n’était capable de contredire ou challenger. Une situation de rente qui convenait à certains : le savoir, c’est le pouvoir…
Cela a cependant créé des problèmes dans les années 2000 au sein de l’appareil d’État, lorsqu’il fallut se doter d’un régulateur et d’un organisme de sécurité national. Il n’y avait pas d’autres solutions que de se tourner vers du personnel ferroviaire formé en interne, ce qui a pu créer des tensions.
Cependant, les plus malins ont pu trouver le bon filon. Nous connaissons tous d’anciens cheminots devenus soudainement consultants ou créant carrément leur propre entreprise ferroviaire (atelier, location de matériel roulant,…). L’expertise a dès lors pu sortir du périmètre des entreprises historiques et se répandre dans un monde plus large et plus ouvert. Il était temps…
De nos jours, les administrations sont dotées de cellules ferroviaires relativement expérimentées. C’est une nécessité absolue notamment lorsqu’il faut étudier, au sein des régions, des offres de candidats pour le service public ferroviaire. Il apparaît certain que le pouvoir donné au régulateur détermine le bon déroulement de la politique ferroviaire. Ce régulateur doit donc forcément être doté d’un personnel de haute compétence pour analyser le secteur et régler les litiges.
L’importance de l’expertise au sein de l’État devient aussi cruciale en ce qui concerne la gouvernance ferroviaire. L’Europe politique est une Europe multiple et les exemples qui suivent nous montrent qu’il faut prêter une grande attention à ce qu’on fait de nos chemins de fer.
Des formules très diversifiées
Les débats actuels en Allemagne sur l’idée de faire sortir l’infrastructure du groupe Deutsche Bahn ont fait resurgir la question de savoir s’il fallait en faire une entreprise ou une administration. Des questions similaires agitent le monde politique aux Pays-Bas et en Grande-Bretagne. Le choix de l’une ou l’autre formule est conditionné à la robustesse du corpus législatif de chaque État membre, un corpus qui détermine – à l’expérience -, la pertinence ou non de la formule choisie. Or, nous avons justement la faculté de comparer puisque trois modèles existent en Europe.
Le choix d’un gestionnaire d’infrastructure en tant qu’entreprise 100% aux mains de l’État fut celui des petits pays, comme la Belgique, les Pays-Bas ou le Danemark, mais aussi de plus grands comme la Tchéquie ou encore l’Espagne. Un avantage évident est que l’État connait exactement les besoins de la seule infrastructure. Un désavantage est qu’on crée une seconde structure qui pourrait être tentée par défendre ses intérêts propres.
Les grands réseaux comme SNCF, DB et Trenitalia, ont une architecture similaire à une holding qui intègre la gestion de l’infrastructure. L’expérience, surtout en Allemagne, a montré que cette formule n’avait pas accéléré la modernisation du réseau ferroviaire. Bien que cette formule réponde à la complexité de l’exploitation ferroviaire, l’intégration n’a jamais supprimé la culture en silos. L’intégration, même en cas de filialisation, ne montre que très peu de signes de transversalité. Chaque division/filiale vit sa propre vie au sein de la holding, car toutes ont leurs propres objectifs.
La structure intégrée donne aussi le sentiment aux cheminots que l’infrastructure est « leur chose » et qu’un opérateur alternatif est un « ennemi ». Elle a provoqué des problèmes quant à l’utilisation des facilités essentielles. On ne trouve pas ce genre de mentalité dans un aéroport ou sur les routes…
La Suède a fait en 2010 un choix encore différent : l’intégration de Banverket dans une vaste administration des transports, qui mélange routes, rail et aéroports. Jens Holm, membre du Parti de gauche en Suède, explique que « lors de la création de Trafikverket, l’administration des routes a effectivement pris en charge les chemins de fer suédois, et les experts de Banverket ont rapidement été dépassés ou mis à l’écart quand les gestionnaires de Vägverket (les routes) ont pris le contrôle de l’ensemble de l’administration. Pendant plusieurs années, Trafikverket n’a pas su comment construire et entretenir son réseau ferroviaire.»
L’exemple suédois nous montre que le lobbying en faveur de la route ou de l’aérien est intense au sein de ce type d’administration, et le rail – tout comme les voies fluviales -, sont aux mieux considérés comme « des annexes transports ». Dans toute l’Europe, il persiste une croyance tenace qu’un ministre seul peut changer cela : il n’en est rien. La politique, ce sont des compromis entre partis ainsi que « des équilibres » à trouver entre groupes parlementaires. Et jusqu’ici, nous n’avons trouvé aucun politicien prêt à laisser pourrir les routes au profit du rail…
La transformation du hollandais Pro Rail en une administration proche du ministère est différente. Prévue en principe pour juillet 2022, cette administration serait uniquement ferroviaire. Une conversion qui va coûter plusieurs millions d’euros par an à l’État néerlandais, initiateur du projet. L’ancien système de fonds par pots attribués (routes, rail, voies navigables), disparait au profit d’un fond commun « Mobilité ». La crainte est grande de voir la route être servie en priorité, ce qui nous ramène au problème suédois. Quel élu peut donner une garantie de financement, quand il sait qu’en fin de législature il ne sera plus là ?
En Grande-Bretagne, le nouvel organisme public, Great British Railways, gérera et planifiera le réseau ferroviaire, possédera l’infrastructure et percevra les revenus. Le plan consiste à placer le secteur ferroviaire sous une direction unique avec une nouvelle marque et une nouvelle identité avec pour mission de se concentrer sur la valeur ajoutée pour les voyageurs, en définissant des responsabilités claires et une orientation stratégique pour les 30 prochaines années. Le service des trains continue d’être opéré par des opérateurs privés sous contrats. Il n’y a aucune garantie que cette formule soit assortie de fonds financiers suffisants. La crainte est grande de contractualiser moins de trains et moins de travaux pour se conformer aux finances publiques. Qui est gagnant dans un tel contexte ?
Finalement, la question à se poser est de savoir ce que peut apporter l’une ou l’autre formule. Une administration ferroviaire trop proche du pouvoir sera très dépendante du fonctionnement de l’État et de la particratie. Le risque est de devoir constamment jongler à travers des joutes politiques et d’oublier l’essentiel : gérer une infrastructure ferroviaire. Le risque que certains politiciens appuient une région plutôt qu’une autre, une candidature plutôt qu’une autre. Le risque est que rien ne change quant à la répartition des deniers publics. Le rail concerne 6 à 15% des électeurs d’un pays, quand routes et pistes cyclables concernent 100% des citoyens, y compris ceux qui prennent le train. Le choix politique est dès lors vite fait…
Une entreprise séparée, même à 100% aux mains de l’État, n’a pas la garantie d’obtenir la totalité de ses besoins financiers. Elle consacre beaucoup d’énergie à démontrer le bon usage des deniers publics. Une entreprise intégrée dans une holding ferroviaire historique n’offre pas la garantie de fournir les sillons ni la même ponctualité à tous les opérateurs. Le gouvernement n’a pas le pouvoir de décréter quels trains sont prioritaires sur d’autres. C’est le régulateur- indépendant -, qui peut décider de cela.
C’est donc d’un corpus de lois claires que peut venir la solution. A commencer par l’élaboration d’un programme de travaux et d’entretien à long terme. Cela suppose une mise à l’écart de toute forme d’interventionnisme nuisible au bon fonctionnement d’une entreprise publique. Cela suppose l’arrivée des fonds financiers en quantité suffisante, sans devoir arrêter des travaux en octobre parce que les caisses sont déjà vides. Le politique fixe le cadre et réparti les besoins pour n’oublier personne. Le manager d’infrastructure s’occupe des détails d’exécution à sa guise et recherche mille et une solutions pour faire moins cher.
L’idée centrale est que le réseau ferroviaire ainsi que la gestion du trafic soit opérée pour tous les opérateurs, sans discriminations. Peu importe alors la formule de gouvernance choisie.
Auteur : Frédéric de Kemmeter
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